Priscilla, c’est ma sœur. Jumelle. Colocataire. Collègue. Depuis quelques semaines, nous ne sommes plus que jumelles, puisque j’ai changé de travail, d’appartement, et de pays. Pour garder sa voix le temps de se retrouver, j’ai évidemment voulu l’enregistrer lisant des poèmes.
- Les poèmes lus par Priscilla
- #1 Roger Bodart, Québec (0’25)
- #2 Anna de Noailles, Soir d’Espagne (1’11)
- #3 Jean Orizet, Les orangers de Jaffa (2’50)
- #4 Marc Pietri, Bruges la morte (3’20)
- #5 Jules Romains, New-York (4’00)
- #6 James Sacré, Une fin d’après-midi à Marrakech (4’58)
- #7 Emile Verhaeren, Londres (5’46)
Les poèmes lus par Priscilla
Ceux qu’elle lit évoquent des endroits où elle a voyagé, parfois plus d’une fois. Il y en a sept :

Roger Bodart, Québec
Anna de Noailles, Soir d’Espagne
Jean Orizet, Les orangers de Jaffa
Marc Pietry, Bruges la morte
Jules Romains, New-York
James Sacré, Fin d’après-midi à Marrakech
Emile Verhaeren, Londres
Ils font tous font partie du recueil Cent poèmes pour ailleurs, une édition publiée en 1991 pour célébrer le 100ème volume paru dans la collection Orphée, et offerte en librairie à cette occasion. Je l’ai trouvée par hasard chez un bouquiniste, 9 ans plus tard. J’avais 19 ans, je découvrais Stéphane Mallarmé (Brise marine) et Andrée Chedid (La vie voyage).
#1 Roger Bodart, Québec (0’25)
A votre avis, il a mis combien sur Trip Advisor ?
Québec n’est pas inscrit sur la Carte du Tendre
Dans la belle Province il gèle à pierre fendre
Les troncs ont explosé dans les griffes du froid
Il ne fait jamais chaud où l’Anglais fait la loi
Roger Bodart

#2 Anna de Noailles, Soir d’Espagne (1’11)
Le « de » dans Anna de Noailles n’est pas là pour faire joli. Elle est doublement aristocrate, de naissance puis par mariage : c’est une Bibesco Bassaraba de Brancovan de Roumanie qui a épousé le comte de Noailles. Forcément, la grande vie, ça laisse des traces. On ne peut donc pas trop en vouloir à Anna de Noailles quand elle tombe dans le cliché du pauvre qui a tout compris à la vie et aux vraies valeurs. Jugez-en vous même avec cet extrait: O misère animale, active, triomphante,/ O saveur de la pauvreté,/Sous le ciel des guerriers, des trônes, des infantes,/ Dans le brasier bleu de l’été ! Qu’importe à ces humains dont le cœur est farouche / La chétive privation ?Ils ont leurs corps dansants, leurs bras ambrés, leur bouche / Ils ont la sainte passion !
Les verts camélias, sur la poudreuse route,
Ouvrent leurs blanches, roses fleurs,
Petits vases dormants dont nul miel ne s’égoutte
Malgré la sublime chaleur.
Mais les pourpres œillets aux flammes ténébreuses,
Aux pétales aigus, ardents,
Semblent déchiquetés par des mains amoureuses,
Par des ongles et par des dents ;
Et leur suave odeur, leur émouvante extase
Saturent l’éther vif et mol,
La cloche sonne au toit du clocher de topaze,
Ô langueur d’un soir espagnol !
Dans la rue un parfum de poisson cru s’exhale ;
Assis sous un auvent de bois,
Un bel adolescent fabrique des sandales,
Insouciant comme les rois.
Sur le bord de la mer, où le sel bleu des vagues
Mord l’azur d’un cuisant éclat,
Une usine répand des parfums doux et vagues
De cannelle et de chocolat.
Et puis c’est le désert une morne étendue
De fossés, de talus pelés
La cathédrale énorme est dans l’air suspendue,
Couleur d’or, de sucre brûlé.
De petits enfants bruns, comme de sombres anges
Mêlent leurs corps déshabillés
Dans les ruisseaux étroits où roulent des oranges,
Près des boutiques des barbiers.
Ô misère animale, active, triomphante,
Ô saveur de la pauvreté,
Sous le ciel des guerriers, des trônes, des infantes,
Dans le brasier bleu de l’été
Qu’importe à ces humains dont le cœur est farouche,
La chétive privation,
Ils ont leurs corps dansants, leurs bras ambrés, leur bouche,
Ils ont la sainte passion
Sur ces rocs désolés, où l’Océan se brise,
Où le destin les relégua,
Ils respirent la nuit, dans l’odeur de la brise,
Les beaux jardins de Malaga.Anna de Noailles, Soir d’Espagne, 1907.
Ils ont la maison blanche et le balcon d’ébène,
Le piment épais et vermeil,
Et pour les jeux sanglants, dans l’exaltante arène,
Des places d’ombre et de soleil.
Ils ont leur sombre église à leurs amours propice
Dans ce royaume d’argent noir,
Dans les niches couleur de résine et d’épice,
La Vierge luit comme un miroir.
Et l’amant torturé offre un cierge qui fume
À ce beau visage oppressé,
Et contemple, au travers de ces vapeurs d’écume,
Cette Vénus au sein percé.
Et l’enlaçant soudain d’un tendre et triste geste,
Lui dit « Ô ma plaintive sœur,
Quel rival enflammé de ton amant céleste
T’a mis ce couteau dans le cœur ? »


#3 Jean Orizet, Les orangers de Jaffa (2’50)

Pourquoi intituler un poème ‘Les orangers de Jaffa’ quand on parle de Jérusalem ? Est-ce la fameuse licence poétique qui a dispensé Jean Orizet d’exactitude géographique ? Le titre et le poème laissent penser que tout est au même endroit, or Jérusalem est perchée sur des collines à l’est du pays, tandis que Jaffa, un port vieux de plus de 4000 ans, est à l’ouest, juste à coté de Tel-Aviv.
Boeing presque immobile sur l’ocre net des champs
Un pèlerinage s’achève.A
Jérusalem, sous les chapeaux noirs on se lamente de joie.A
Saint-Pierre de
Romeon prie à pleins cars, en air conditionné.
Dieu semble rester
Dieu pour quelque temps encore mais quel est ce prophète, sous sa coupole d’or gardé par des fusils d’assaut?D’où vient-il cet étrange parfum de kérosène et d’orangers en fleurs visités de colombes grises?
Dieu semble rester Dieu pour quelque temps encore
Jean Orizet, 1978
Et parlons-en, des oranges. Ça fait bien longtemps qu’il n’y plus de culture d’orangers à Jaffa. Les fameuses oranges de Jaffa sont cultivées dans de grandes exploitations agricoles ailleurs dans le pays, quand ce n’est pas l’appellation qui est vendue pour des oranges d’autres pays.

#4 Marc Pietri, Bruges la morte (3’20)
Le titre du poème fait référence à un roman éponyme, œuvre majeure du symbolisme fin de siècle (19e) du belge Georges Rodenbach.


#5 Jules Romains, New-York (4’00)
« Là-bas, la faim de grandir est enfin rassasiée »
Jules Romain

#6 James Sacré, Une fin d’après-midi à Marrakech (4’58)
Tu ne disais rien. Je t’accueillais dans mon cœur à Sidi Slimane,
James Sacré, Fin d’après-midi à Marrakech, 1988
dans le tien.
J’avais l’impression d’un endroit mal cousu à la campagne,
Le pas court et continuel des mules se mêle
À d’encombrants bruits de camions.
Le temps passe en mobylette. On reste à regarder
Les cadres d’entrée mal peints des magasins, l’hôtel Splendide
Se défait lentement d’un luxe ancien.
Les gens sont riches et les gens sont pauvres à Sidi Slimane, le soir
Les camions ramènent ceux qui sont allés travailler dans les champs ;
Tu m’avais raconté ton enfance, des jardins ; les oranges silencieuses.
Je cherche des mots pour comprendre, sans m’attendrir trop,
Comment se mêle du sourire en la banalité d’aller vers la mort
À Sidi Slimane comme ailleurs, en mon poème, en ton visage intense et
fragile.

#7 Emile Verhaeren, Londres (5’46)
O mon âme du soir, ce Londres noir qui traîne en toi…
Émile Verhaeren
Dans la littérature, il y a le Londres des héroïnes austeniennes, et le Londres des personnages de Dickens. C’est clairement le second qu’a visité Verhaeren.

Et ce Londres de fonte et de bronze, mon âme,
Où des plaques de fer claquent sous des hangars,
Où des voiles s’en vont, sans Notre-Dame
Pour étoile, s’en vont, là-bas, vers les hasards.Gares de suie et de fumée, où du gaz pleure
Ses spleens d’argent lointain vers des chemins d’éclair,
Où des bêtes d’ennui bâillent à l’heure
Dolente immensément, qui tinte à Westminster.Et ces quais infinis de lanternes fatales,
Parques dont les fuseaux plongent aux profondeurs,
Et ces marins noyés, sous des pétales
De fleurs de boue où la flamme met des lueurs.Et ces châles et ces gestes de femmes soûles,
Emile Verhaeren, Londres, 1887
Et ces alcools en lettres d’or jusques au toit,
Et tout à coup la mort parmi ces foules,
O mon âme du soir, ce Londres noir qui traîne en toi !
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