Minéral. C’est ma première impression à la lecture du recueil « La route du sel et autres poèmes » du poète belge Roger Bodart (1910-1973). Ses poèmes sont comme des pierres qu’il taille à coups de mots, les dépouillant de tout superflu, ce qui leur donne un sens de l’impératif et de l’urgence. On l’entend bien dans les extraits lus par Florence Richter, écrivain et petite-fille du poète, qui veille à garder vivante l’œuvre de son grand-père.
J’ai toujours aimé les pierres. Enfant, mes poches en étaient pleines. Homme, il m’est arrivé de porter sur moi pendant des années une améthyste trouvé dans la brousse ruandaise [sic], un cristal arraché du sol des Grisons, un galet curieusement poli par la vague.[…] Elles avaient quelque chose à me dire. Elles voulaient le dire. (p.96)
Roger Bodart, La route du sel et autres poèmes, p. 96.
Pour donner cette impression d’urgence, le poète utilise des verbes à l’infinitif en rapides successions de vers, comme les télégrammes d’autrefois.
Passer la gomme. Non pour fuir. Pour corriger.
Ne pas dormir. Sortir du songe. Voir
le cauchemar de ce qui est, le pu que j’ai
et la vertigineuse chute du grand soir.
Effacer pour savoir, ce qui était écrit
étant ce qui distrait. Ce qui se tait étant
ce qui seul compte. Faire en sorte que l’épi
ne pousse plus où il passa, le temps
étant enfin venu de convertir
le tout en rien, de ne plus être le martyr
que de soi-même.
Gommer l’homme
pour être homme. Au plus sec du sec, abandonné
redevenir le gélatineux nouveau-né
tirant à la mamelle molle de la gomme.
Roger Bodart, p. 55
Sa concision ferait presque passer inaperçu sa maîtrise du mètre et de la rime. Il se plie à la rigueur classique de l’alexandrin (avec césure à l’hémistiche) qui, comme le temps et les éléments arrondissent le tranchant des pierres, polissent et allongent ses vers.
Être cru quand on ment puni pour un faux crime
nager dans un grand lac en regardant les monts
Trouver la vérité quand on cherche une rime
Devenir un esprit en creusant le limon
Roger Bodart. p. 78
Une poésie sensible aux préoccupations de son époque
On s`imagine souvent les poètes détachés des réalités et plus intéressés par leur monde intérieur. Mais le long poème La route du sel est un périscope qui nous plonge dans la vie d’un homme dans la cinquantaine dans les années 1960.
A « Cinquante ans sur la terre en attendant Godot« , il se rappelle « Voir se fermer les yeux de son père / Voir s`entrouvrir les yeux de son premier enfant / Aimer la femme plus que l`on aima sa mère« .
Les cendres de la seconde guerre mondiales sont encore fumantes, et Hiroshima « Pourquoi me dites- vous ce nom Hiroshima » est présent dans tous les esprits quand « Pour changer Rome en cendre, il suffit d’un bouton à Moscou « et « que tout éclate enfin dans ce meilleur des mondes où la poudre à canon se change en prix Nobel ».
Comme si la menace nucléaire ne suffisait pas, la nouvelle d’un séisme fait la une des journaux « Ce matin en Iran une ville s’enfonce dans l’abîme qu’ouvrit un bâillement du sol ». Et malgré le souhait de « Glisser comme un dormeur dans ce monde où tout change« , le poète a les yeux bien ouverts sur son temps.
Ce sont souvent des personnes réelles, proches du poète, qui habitent ses poèmes : son épouse Marie-Thérèse, « Chère« , sa petite-fille Florence, à qui est dédié le poème page 96 « Le vent souffle. Le ciel tonne. Permettez que je m’étonne, je viens de naître aujourd’hui.«
L’univers de Bodart est à la fois surréaliste, métaphysique et ancré dans le réel.
Une famille d’écrivains
Les grands-parents, la fille et la petite fille : trois générations d’écrivains se sont succédées dans la famille Bodart.
Il y a d’abord Marie-Thérèse Guillaume (1909-1981) qui épouse Roger Bodart en 1934. Elle publie son premier roman « Roseaux noirs » en 1938, (réédite en 2014), qui a pour thème une relation incestueuse. Il est très bien accueilli par la critique littéraire belge et française, mais il fait scandale dans l’école où elle est employée comme professeur et lui vaut son renvoi. Ça ne l’a visiblement pas arrêtée, puisque elle a fait toute sa carrière à la fois en littérature et dans l’enseignement.
Le couple a deux filles, Françoise et Anne. Cette dernière publiera nouvelles et essais du fantastique et de l’étrange sous le nom d’Anne Richter (1939-2019).
Leur petite fille Florence Richter (c’est elle à 3 ans sur la photo), la fille d’Anne, a d’abord eu une carrière de criminologue avant de se tourner vers l’édition puis d’écrire son premier essai mêlant droit et littérature. Dans son livre « Ces fabuleux voyous », elle étudie les liens entre les crimes et procès des écrivains et poètes français Sade, Villon, Verlaine, Genet et leur influence dans leurs œuvres respectives.
En septembre 2020, elle a fait don de la correspondance de Roger et Marie-Thérèse Bodart aux Archives et Musée de la Littérature (AML) de Belgique. C’est la première étape du projet de conservation publique de documents et manuscrits d’une famille qui a contribué à la création et l’émulation littéraire en Belgique.
L’enchantement de la vie par l’art
Comment voit-on la littérature et les écrivains quand on a grandi autour d’eux ? C’est la question que j’ai posée à Florence Richter quand nous avons discuté de notre collaboration pour Projet Orphée.
Bien que consciente du privilège de côtoyer des écrivains et intellectuels depuis son enfance, elle n’est ni blasée ni subjuguée. Penser qu’on accède mieux aux œuvres par leurs auteurs serait une erreur d’après Florence. Rien ne remplace leur lecture et la lecture est accessible à tous. Pour elle, l’enchantement, qu’on éprouve au contact de la littérature (et de l’art en général) est le seul fait de la personne qui lit et observe, pas d’un milieu privilégié ou non ou d’éducation, qu’on en ait peu ou beaucoup. Elle fait écho à une réflexion du poète, citée dans la préface :
La poésie n’est pas seulement dans les livres. Elle n’existe même que subsidiairement dans les livres. Les livres des poètes ne sont l’écho très affaibli de la prodigieuse poésie qui existe dans les choses, dans les êtres, dans l’univers tout entier…
Roger Bodart dans la préface de Anne Richter in La route du sel et autres poèmes, Éd. de la Différence, 1992. p.25
Roger Bodart et le Québec
Je me suis rappelé qu’il existait un poème de Roger Bodart ailleurs dans la collection Orphée. Il se trouve dans « Cent poèmes pour ailleurs« , l’anthologie de poèmes de voyage publiée à l’occasion du 100ème volume paru dans la collection. La fille cadette du couple Bodart, Francoise, s’est installée avec son mari au Québec dans les années soixante. Le poète y a fait au moins un séjour, qui lui a inspiré ce poème.
Québec n’est pas inscrit sur la Carte du Tendre
Dans la belle Province il gèle à pierre fendre
Les troncs ont explosé dans les griffes du froid
Il ne fait jamais chaud où l’Anglais fait la loi
Roger Bodart, « Québec » dans l’anthologie Cent poèmes pour ailleurs. La Différence, collection Orphée, 1991. Edition hors commerce.
Sources / Pour aller plus loin
Crédit Photo : Florence Richter CC BY-SA 4.0 https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=92650705
Roger Bodart sur Wikipedia https://fr.wikipedia.org/wiki/Roger_Bodart
Sur le site de l’Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique
https://www.arllfb.be/composition/membres/bodart.html
Une analyse de la Route du sel par Anne Richter sur le site du Service du Livre luxembourgeois https://www.servicedulivre.be/sites/default/files/roger_bodart.pdf
Marie-Thérèse Bodart sur Wikipedia https://fr.wikipedia.org/wiki/Marie-Th%C3%A9r%C3%A8se_Bodart
Anne Richter sur Wikipedia https://fr.wikipedia.org/wiki/Anne_Richter
Fonds d’archives Roger et Marie-Thérèse Bodart des Archives et Musée de la littérature (Belgique) http://fonds.aml-cfwb.be/liste?c=ISAD%2000285
Florence Richter sur son livre « De fabuleux voyous » dans l’émission de radio « Un autre jour est possible » de Tewfik Hakem du 15 novembre 2011 sur Radio France Culture. À partir de la 18 min. et 33 sec. https://www.franceculture.fr/emissions/un-autre-jour-est-possible/une-histoire-de-la-poesie-de-fabuleux-voyous
» La criminologue Florence Richter nous emmène ce matin sur les traces de François Villon, du marquis de Sade de Paul Verlaine et de Jean Genet. Ils eurent tous les quatre des activités délictueuses, leurs mœurs furent jugées scandaleuses par leurs contemporains et ils ont tous quatre eu maille à partir avec la justice. »
Une critique de son livre sur Nonfiction.fr https://www.nonfiction.fr/article-3305-la-peine-et-lecriture.htm