Les dainas lettonnes

« C’est ce livre qui m’a donné envie d’apprendre la langue » me confie Emmanuèle Sandron, l’une des rares traductrices du letton en français. Le livre en question est un recueil de dainas, des poèmes lettons populaires très courts généralement chantés en chorale.

Plus que toute autre expression artistique de ce peuple balte, ce sont les dainas qui symbolisent l’esprit letton fait de résilience et de résistance. Jusqu’à très récemment, c’était un pays dominé par les puissances voisines : scandinave à l’ouest, allemande au sud, russe à l’est. La Lettonie a été brièvement indépendante de 1921 à 1940 et l’est à nouveau depuis 1991. Linguistiquement, le pays est partagé entre locuteurs de letton (majoritaire à 60%) et russe.

Quand la Lettonie a intégré l’Union Européenne en 2004, le journal télévisé de la chaîne publique France 2 avait diffusé ce reportage de Gilles Rabine sur les dainas.

  1. La première fois que j’ai lu une daina
  2. De l’oral à l’écrit
  3. Quelques dainas en français et letton
  4. Un letton à Strasbourg
  5. Pour aller plus loin

La première fois que j’ai lu une daina

« Un seul soleil, une seule terre,

Mais pas de langue partagée :

J’ai traversée la rivière

Déjà la langue avait changé »

poème letton traduit par Nadine Vitols-Dixon

J’ai découvert cette daina grâce à mon travail. Jusqu’en 2016, je sélectionnais les nouveaux livres pour la collection de langues et littératures de la médiathèque André Malraux à Strasbourg, en France. Avec un fonds particulièrement développé en littérature européenne, représenter et promouvoir la littérature d’une langue européenne peu traduite s’imposait.

Voici la chronique que j’avais écrite pour le site des Médiathèques de Strasbourg en 2010:

Pour faire vite, on peut dire que le daina est à la Lettonie ce que le haiku est au Japon.

Poésie brève, populaire, ancré dans le folklore, ces poèmes évoquent le passage des saisons, la relation des hommes à la nature, la vie, la mort. Du berceau à la tombe, les dainas accompagnent la vie des Lettons. La place de la poésie dans ce pays en fait son exception culturelle. En voici un, un brin méditatif et à la résonance bien moderne, dans notre monde aux mille et unes frontières :


« Un seul soleil, une seule terre,
Mais pas de langue partagée :
J’ai traversée la rivière
Déjà la langue avait changé »


Inconditionnels du haïku, si vous voulez découvrir une autre sensibilité s’emparant du réel avec la contrainte de la brièveté, les dainas n’attendent que vous.

De l’oral à l’écrit

Krišjānis Barons (1835-1923) n’est pas le premier à entreprendre la collecte et la transcription des dainas, mais c’est lui et son équipe qui en ont rassemblé le plus : plus de 200.000 entre 1895 et 1914 (35.789 chants et leurs 182.000 variantes). Barons a eu l’idée de passer une annonce dans le journal pour demander de lui envoyer des transcriptions de dainas par courrier. Tout le pays a répondu.

Barons et ses collègues folkloristes se sont chargés de recopier et classer les dainas dans une armoire fabriquée sur mesure, « le cabinet de dainas » (dainu skapis), pour ensuite les compiler dans les six premiers tomes de Chants populaires lettons. Ce cabinet est conservé à la Bibliothéque nationale de Lettonie et protégé comme la Joconde au musée du Louvre. S’il venait à périr dans les flammes, c’est le cœur des Lettons qui serait en cendres.

Quelques dainas en français et letton

Les dainas ci-dessous sont extraites du livre fort savant Logique de la poésie : structure et poétique des dainas lettonnes (William Blake & Co, 2007) de Vaira Vike Freiberga, qui les a aussi traduites en français. Elle donne aux dainas le genre féminin, alors que tous les articles des média français lus jusqu’à présent leurs attribuent la forme masculine, comme la traductrice Nadine Vitols-Dixon. Étant donné que Vaira Vike Freiberga est une spécialiste internationale des dainas et qu’elle a écrit ce livre directement en français, j’ai également utilisé le féminin pour cet article.

Qui peut épuiser les chanson en chantant, Kas var dziemas izdzielat,

Qui – épuiser les paroles en parlant ? Kas valodas izrunat ?

Qui peut compter toutes les étoiles du ciel, kas var zvaigznes izskaitit,

Ramasser tout le sable de la mer ? Juras zvirgzdus salasit ?

Escarbot tout cornu, Kukaini, ragaini

Ton paletot est splendide ! Tev grezni svarki ;

Ni seigneur, ni boyard, Ne tadi kungam,

N’ont rien de pareil. Ne bajaram.

Le chevalier est resté là Tur palika jajejinis

Aux frontières des Prussiens. Uz tiem prusu robeziem.

Là gisent les hommes comme des chênes, Tur gul viri ka ozoli,

Les épées amoncelées en bûchers, sartiem krauti zobenini

Les épées amoncelées en bûchers, sartiem krauti zobenini

Les monceaux de chapeaux jetés ; Skaudzem mestas cepurites

En rivière coule le sang, Asintinu upe tek,

Les ossements feraient des supports de pont. No kauliem tilti griesti.

Le sable ronge les joues blanches, Smiltis grauze baltos vaigus,

Le vent fait flotter les cheveux, Vejins matus pliveneja,

Le vent fait flotter les cheveux, Vejins matus pliveneja,

Le soleil blanchit les ossements. Saule kaulus balinaja.

Les âmes courent par régiments Pulkiem skreja dveselites

Chez le Bon Dieu pour se plaindre. Pie Dievina zelotes.

Ne me forcez pas, mes frères, Ar varem, mani brali

A partir en mariage ; Man’s projam nedodiet

Ce n’est pas pour un jour, ta nebija viena diena,

C’est pour le jour d’une vie. Ta bij visa muza diena.

Un moment, un temps il m’est donné de vivre, Bridi laiku dzivot,

Non pas celui de la vie du soleil ; Nedzivot saules muzu ;

L’eau, la pierre, elles sont destinées à vivre Udenam, akminam

La longueur du temps que vit le soleil. Tam dzvivot saules muzu !

Les portes de la terre se ferment, Aizavera zemes varti

La clef de la terre est tournée ; Aizkrit zemes atsledzina,

Je dois dormir sous la terre Gulet man zem zemites,

Tant que le soleil demeure au ciel. Kamer saule debesis

Un letton à Strasbourg

On peut dire que ce sont les dainas qui m’ont amené des années plus tard dans le sous-sol d’un café pour assister au tout premier concert de The Grand Bay.

Connaissant mon intérêt pour les littératures et cultures européennes, une collègue m’avait parlé du nouveau groupe local The Grand Bay, dont le chanteur et fondateur est letton. J’écoute, c’est de l’électro pop mélancolique et la voix du chanteur, Lukass Edgars, est très belle. Toutes les chansons sont en anglais, sauf une que je n’arrive pas à identifier mais qui est probablement du letton.

Je suis donc allée au concert de lancement de The Grand Bay dans le caveau du café du 7e Art à Strasbourg. A la fin du concert, je suis allée parler à Lukass Edgar de sa chanson en letton et j’apprends que « Tu un es » reprend en partie un poète majeur letton, Imants Ziedonis. (1933-2013).

Il parle des dainas et de leur importance culturelle dans l’entrevue que j’ai mené plus tard avec lui pour Myriades, lectures et des lecteurs en Europe.

Tu un es, une chanson en letton en anglais et letton de The Grand Bay, inspirée du poète letton Imants Ziemandis

Pour aller plus loin

Sources iconographiques

Johans Valters (1869–1932). Jeune paysanne. Ca. 1904. Huile sur toile. Collection du Musée national des arts de Lettonie, Riga. Photo: Normunds Brasliņš

Johans Valters (1869-1932). Birztala. 1903. Huile sur toile. Collection du Musée national des arts de Lettonie, Riga. Photo: Normunds Brasliņš

Aldis Putelis via @natalia_rigagid. Dainu Skapis, Latvijas nacionala biblioteka

Monographies

Dainas, poèmes lettons traduits et présentés par Nadine Vitols-Dixon. L’Archange Minotaure, 2004.

Vaira Vike Freiberga, Logique de la poésie : Structure et poétique des dainas lettones. William Blake &Co, 2007

Lettonie, in Dictionnaire mondial des littératures, sous la direction de Pascal Mougin et Karen Haddad-Wotling. Larousse, 2002, p.527.

Michel Jonval, Latviesu mitologiskas dainas. Latviski un franciski. Les Chansons mythologiques lettonnes. Publiées avec une traduction française, Paris-Riga, Librairie Picart, 1929. 240 pages

Âmes sauvages, le symbolisme dans les pays baltes. Catalogue d’exposition, Musée d’Orsay, 2018.

Articles

https://journals.openedition.org/rbnu/688 ou la version PDF de l’article de Julien Gueslin sur la collecte des dainas paru dans la Revue de la BNU (Bibliothèque Nationale Universitaire de Strasbourg) en novembre 2017:

https://latvia.eu/fr/les-traditions/chants-traditionnels-lettons-les-dainas

https://www.lejournalinternational.fr/Le-daina%C2%A0-forme-courte-et-meconnue-de-la-poesie-lettone_a2050.html

https://www.franceculture.fr/emissions/tire-ta-langue/letton-et-daina

https://myriades.strasbourg.eu/lukass-polyglotte-letton/

Sur Wikipedia

https://fr.wikipedia.org/wiki/Daina

https://fr.wikipedia.org/wiki/Kri%C5%A1j%C4%81nis_Barons

https://fr.wikipedia.org/wiki/Lettonie#Musique

https://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_de_la_Lettonie

Articles scientifiques

Institutions culturelles en Lettonie

https://kulturaskanons.lv/en/archive/latvju-dainas/

https://kulturaskanons.lv/en/archive/imants-ziedonis/

https://www.institut-francais.lv/fr/#/