Tagore aime sa routine, mais ce jour-là, elle est perturbée par le retard de son employé de maison. Quand ce dernier finit par arriver, Tagore, très irrité, lui fait de vertes remontrances. Son domestique l’informe alors du décès soudain de sa fille et commence ses tâches habituelles en silence, ce qui coupe net Tagore dans sa colère. ll lui inspirera un beau poème lu en bengali par Florence pour Projet Orphée.
Un poème inspiré d’un fait réel
Il s’agit d’un fait réel rapporté par Tagore dans sa lettre du 14 août 1895. ‘Dans une autre occasion, le poète a reconnu comment, tout de suite, la distinction fonctionnelle entre les deux hommes cessa au profit d’une solidarité entre pères de jeunes filles.’ (Tantôt dièse tantôt bémol. Rabindranath Tagore, éd. de la Différence, p. 45, note.)
Publié l’année suivante, le recueil Chaitali contient un poème reprenant l’incident, intitulé Devoir. (lu en bengali par Florence plus bas)
Nulle trace de mon domestique ce matin.
La porte d’entrée reste ouverte.
Pas d’eau pour mon bain,
L’imbécile s’est absenté hier soir.
J’ignore où il range
Mes vêtements propres,
Comment il prépare mon petit-déjeuner !
La pendule fait son tic-tac
Vexé à l’extrême
Je n’attends que le moment de censure.
Très en retard, il se pointe,
M’ayant salué, il reste planté
Les mains jointes.
Au comble de la colère J’ordonne : « Va-t’en !
Je ne veux plus te voir. »
A m’entendre ainsi,
Muet de terreur
Il contemple mon visage un moment,
Avant de me prévenir
D’une voix émue :
« Ma fille est morte cette nuit. »
Sitôt après cet aveu
Posant le torchon sur l’épaule
Il reprend sa besogne solitaire.
Tout comme les autres jours
Il n’omet nulle tâche
De tout frotter, balayer et brosser.
Le devoir, un poème de Rabindranath Tagore
traduit du bengali par Prithwindra Mukherjee
Pourquoi son poème est universel
A priori, lire ça en 2019 ne donne pas envie de le féliciter pour avoir découvert que son serviteur était… humain.
Parce que ça ne nous arriverait pas à nous, pas vrai ?
La réaction de Tagore ne peut pas se réduire au seul contexte socio-économique de son époque. En réalité, c’était un homme réputé doux, qui luttait contre les injustices et était particulièrement opposé au système de castes. Qu’est ce qui dans sa réaction est universel et toujours pertinent ?
L’attitude du poète m’a fait penser aux gens qu’on croise quotidiennement et qu’on salue poliment, mais à qui on ne fait pas vraiment attention. Pour un tas de raisons : parce qu’on est distrait par son téléphone, ou juste dans ses pensées… Même si ce n’est pas le cas, notre seule raison d’interagir avec ces personnes se réduit à l’utilité de leur fonction pour nous.
Chauffeurs de bus, serveurs de café, caissiers de supermarchés. Si on les croisait dans la rue, ou dans un autre cadre que celui de leur travail, les reconnaîtrions nous ?
Si oui, on a peut-être ressenti ce moment de reconnaissance soudaine décrit par John Koenig dans son dictionnaire des chagrins obscurs

Ce qui traduit (par mes soins) donne :
Sonder : se rendre compte (j’ai évité réaliser, un bel anglicisme dans ce contexte) que chaque passant au hasard vit une vie aussi riche et complexe que la notre -faite d’ambitions, d’amis, d’habitudes, de soucis et manies héritées- une histoire épique qui s’étale invisible autour de nous, comme une fourmilière s’étend profondément dans la terre, avec des milliers de ramifications vers d’autres vies dont on ne soupçonne pas l’existence, dans lesquelles on n’apparaît peut-être qu’une seule fois, dans le rôle d’un figurant, buvant un café dans le fond ; dans le flou rapide du trafic sur l’autoroute ; derriere une fenêtre illuminée, le soir tombé.
Reste à savoir si ce moment dans la vie de Tagore a changé leur relation ou si lui et son serviteur sont retournés à leurs occupations respectives sans plus songer à cet instant qui a transcendé toutes leurs différences.
Je penche pour un oui, et pas seulement parce que je suis optimiste de nature. Après tout, l’épisode l’a suffisamment marqué pour qu’il le mentionne au moins à deux reprises et qu’il en fasse un poème.
Florence, ma lectrice du Bangladesh
Vivant à Montréal, où se retrouve à peu près le monde entier, il n’a pas été trop difficile de trouver Florence, qui comme son nom ne l’indique pas, vient du Bangladesh et parle donc bengali. Son amour de la poésie a été réactivé lorsque que je lui ai parlé de mon projet. Autrefois (c’est à dire quand elle n’avait pas d’enfants), elle avait l’habitude d’écouter une émission radiophonique consacrée à la poésie, et est résolue à s’y replonger avec délices. En attendant, elle est ravie de (re)lire Tagore, qui m’informe-t-elle, est le Shakespeare indien. Je l’ai enregistré lisant dans un McDonald’s, et le son est horrible (ma faute). Meme ma sœur aux mille talents n’a pas réussi à le rendre passable.
Par contre, moi lisant Tagore dans le bus 168 étant un projet d’études de ladite sœur, l’enregistrement ainsi que le montage sont de niveau professionnel.
Pour finir, ce recueil est un peu spécial pour moi car il m’a été offert par Pascal Barale des éditions de La Différence à sa parution en2015, quand ils ont découvert mon site et mon projet.

crédits de la photo : Rabindranth Tagore 1861-1941. Various, e.g. [1], published in 1914 in Sweden in Les Prix Nobel 1913, p. 60
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